1912 - Le 13 avril, un nouveau-né se mit à crier dans la clinique magique de Pointe-à-Pitre. La sage-femme resta figée de surprise. Couvert de fluides en tout genre, la petite avait un duvet gris sur le corps. ‘
Mon bébé ? Ma Mathilde ?’ appela faiblement la mère. Une jeune aide se pencha sur elle pour la rassurer à mi-voix tout en donnant un coup de pied à la vieille sage-femme. Celle-ci sursauta et se réveilla, s’activa à nettoyer et sécher le poupon dans ses bras. Aussitôt sèche que la petite poupée redevint humaine. Quelques minutes plus tard, alors que les deux femmes laissaient la jeune mère et son bébé seuls, la plus jeune interrogea son aînée. ‘
C’est un démon des eaux, la petite’ confia la sorcière, mains crispées sur la croix à son cou. ‘
Un démon ? Le clan voisin n’est pas méchant’ fit remarquer l’apprentie. ‘
Celle-ci avait des plumes.’ La plus jeune écarquilla les yeux. Ca ne s’était jamais vu par ici, une créature des eaux avec des plumes. C’était nouveau, étrange, bizarre.
1918 - Sa mère avait une main lourde sur l’épaule de Tillie, l’empêchant d’aller vagabonder à droite et à gauche là où pouvait l’emporter sa curiosité. C’était qu’elle était jamais venue par ici, la petiote, toujours avec sa petite bande de guignols qui mettait le bazar sur les quais. Ici c’était les bords de la ville, une impasse minuscule avant de tomber dans les champs, devant une porte rendue noire par les intempéries. Tillie zieutait le fond de l’impasse, y’avait des bruits de rats et des caisses mystérieuses, elle voulait voir, peut-être qu’il y avait des trésors là-dedans… ‘
Tiens toi bien’ lui siffla sa mère. ‘[color:3ce9=#steelblue]Pourquoi ?’ ‘
I gen lanmen sal.’ Tillie ouvrit de grands yeux.
Ohh, c’était excitant ! La porte s’ouvrit. Une vieille harpie les dévisagea avec un oeil critique, un air renfrogné si prononcé que l’froncement de sourcils lui semblait gravé dans la peau. ‘
Solange ?’ ‘
C’est pourquoi ?’ Les doigts d’Andréa s’enfoncèrent dans l’épaule de Tillie qui gigota, mécontente. ‘
On dit qu’vous êtes de l’eau.’ ‘
Et alors ?’ ‘
Elle aussi.’ Le regard noir de la vieille rabougrie se braqua sur l’enfant. Pas longtemps, deux respirations, durant lesquelles elle eut l’impression que la vieille la décortiquait comme un poisson destiné à la soupe, avant de retourner vers sa mère. ‘
C’est une fille de Manman dlo qu’vous avez là. Vous voulez que je la guide ?’ Un simple hochement de tête d’Andréa. Tillie fut emportée dans la pièce mal éclairée au-delà de la porte, les yeux curieux de découvrir de nouveaux trésors.
[traduction créole gwada. I gen lanmen sal : Il/elle a les mains sales / Cette personne pratique la sorcellerie, le vaudou…]1923 - Assise sur un rocher, Tillie était entourée des arbres et plantes qu’elle aurait dû être en train d’inspecter et récolter pour la vieille Solange. Au lieu de ça, la petite ado de nouveau habillée à la mode masculine - ça faisait le désespoir de sa mère, mais c’était simplement tellement plus pratique - tapait lentement sur le maké. Elle avait apprit un nouveau rythme, une variation un peu compliquée du padjanbèl, avec les gars il y avait quelques jours et voulait s’exercer histoire de leur en mettre plein la vue ! Solange était une harpie qui n’aimait rien tant que ses marmonnements et le cliquetis de ses bijoux dans le silence et sa mère était encore malade alors Tillie devait être un peu créative pour trouver des moments où jouer. Quelques minutes à peine dans son exercice, qu’elle entendit quelque chose approcher. Un petit animal, sûrement un bébé, ça avait l’air rapide et bruyant. Quelle ne fut pas sa surprise quand une petite poupette surgit des buissons. Tillie cessa de jouer et haussa bien haut les sourcils, toute étonnée. ‘
Salut toi. Comment tu t’appelles ?’ ‘
Zélie !’ Oh, elle était trop
mignonne. ‘
Moi c’est Tillie, qu’est-ce que tu fais-là ?’ Elle pointa un doigt sur le maké entre les jambes de la merrow. ‘
Joue encore !’ fit-elle, presque comme un ordre, toute autoritaire du haut de son petit mètre, et Tillie s’empêcha de rire. ‘
Oui, mam’zelle.’ Large sourire sur les lèvres, Tillie recommença à jouer. Elle ne cacha pas son ravissement quand la petite se mit à danser et gigoter en rythme. Ce jour-là, elle adopta une petite soeur.
1929 - Tillie essuya ses larmes pour la énième fois, prit une grande inspiration, et mit son baluchon sur l’épaule. Elle n’avait pas emporté grand chose, deux changes, sa baguette et un peu d’argent seulement, elle savait qu’elle n’aurait pas beaucoup d’intimité à bord. Ses trésors avaient été soigneusement rangés dans une caisse qu’elle avait confié à sa vieille tutrice, sachant qu’elle en ferait quelque chose, elle au moins, et le reste de ses affaires avaient été données à la mort de sa mère. Devant elle, un gros cargo. Il n’y avait pas encore de passagers, c’était trop tôt, mais la marchandise commençait à être chargée et l’équipage à s’activer. Elle devait y aller aussi, elle avait été embauchée comme comis. Enfin. Jean Laville avait été embauché comme comis techniquement. ‘
Tu retournes à Manman dlo, p’tite ?’ ‘
AH !’ sursauta-t-elle, n’ayant pas entendu Solange arriver derrière elle. ‘
Solange, merde ! Ouais, l’est temps’ répondit-elle finalement en se renfonçant sa casquette sur ses cheveux courts. Silence, quelques secondes de malaise. Elle l’avait jamais vraiment aimé, Solange et ses critiques incessantes, Solange et sa volonté de contrôler tous les détails de sa vie, mais fallait admettre qu’elle lui avait apprit beaucoup. Elle espérait juste qu’elle vourait pas un câlin. Ca, c’était non. ‘
Tu aimeras si profondément que la mort de ton aimé sera la tienne’ lui dit Solange, brusque et soudaine. ‘
Ne donne pas ton coeur au premier venu. Tété doubout sé pou on tan.’ Yeux écarquillés, Tillie n’eut pas le temps de digérer son avertissement, que la vieille disparaissait de nouveau. Casquette repoussée vers l’arrière, stupéfaite et perdue, elle s’accorda quelques secondes de pure confusion. Puis elle renfonça sa casquette sur la tête et se dirigea vers le bateau en chassant son soudain malaise. Ca ressemblait à un mal voyé mais Solange n’était pas
si mauvaise… n’est-ce pas ?
[traduction créole gwada. Tété doubout sé pou on tan: les seins fermes ne durent qu’un temps / Tout est éphémère.
Mal voyé: malédiction, mauvais sort jeté par une tierce personne.]1933 - Tillie asséna un coup de bâton sur le bras du pirate, esquiva le sort qui venait droit vers elle, et se jeta derrière un canot renversé. Ca n’allait pas l’aider, elle le savait bien. Il n’y avait pas grand chose qui l’aiderait, là de suite. Sa baguette était avec ses affaires, dans ses quartiers, bien trop loin d’elle, et les attaques incessantes l’empêchaient d’attaquer avec de l’eau. Si seulement il pleuvait ou neigeait ! Mais non, évidemment que non, il y avait un grand soleil qui lui pompait ses forces et minait sa patience, et la situation était moins qu’idéale. Elle devint encore moins idéale que ça quand il devint évident qu’elle était l’une des seules encore en vie ou en train de se battre. Tillie était brave, pas stupide. Elle se rendit. Au moins les attaques arrêteraient et elle pourrait se concentrer sur
l’eau et
pas survivre. Les sorciers la ligotèrent d’un sort et la traînèrent vers le reste de l’équipage pour l’agenouiller au milieu des autres. ‘
Et le butin ?’ interrogea un de leurs geoliers. ‘
Ils ont une jolie cargaison. On va pouvoir revendre ça à prix d’or et s’faire servir comme des seigneurs !’ ‘
Un seigneur, toi ? Hah !’ Un vieux sorcier trapu à la jambe de bois s’approcha et Tillie le détailla. Il avait un tricorne. Le capitaine ? Il ressemblait aux vieilles images de pirates dans les livres d’enfants. ‘
Qu’est-ce qu’on a là ?’ L’un des pirates lui asséna un coup de pied dans le dos, un autre désigna quelques marins. ‘
Y’en a qui pourraient faire l’affaire. Lui c’est rendu quand on a attrapé la majorité. Mouche a juré qu’il avait utilisé l’eau comme un des êtres. Eux feraient d’bons artilliers.’ ‘
Oh ho ? Un être des eaux, tu dis.’ Le regard du capitaine tomba sur Tillie - Jean, ainsi qu’elle se présentait à chaque nouvel équipage depuis quatre ans - qui lui rendit son regard, défiante. Oui, elle était intimidée et un peu apeurée, les pirates n’avaient pas hésité à tuer ceux qui leur résistait après tout et elle avait résisté, mais ce n’était pas comme si elle était sans défense. Elle était doucement en train d’appeler l’eau qui avait éclaboussé le pont à elle. Avant qu’elle ne puisse frapper, il se redressa et lança à la ronde. ‘
On embarque ces trois-là ! Qu’les autres s’activent ! On a pas toute la sainte journée messieurs !’ Elle fut embarquée sur le bateau pirate donc. Paraîtrait qu’ils cherchaient de la main d’oeuvre et qu’elle a été trop maligne. Formidable.
[…] - '
Sé grès Kochon ki tjuit kochon’ murmure-t-elle en observant la mer face à elle, la planche peu stable sous ses pieds. Vêtue de sa seule chemise crasseuse de sueur, de sel et des ignominices des cales, sa baguette cachée dans sa manche, ses bras liés à son torse, les embruns l’éclaboussaient, la trempant. Elle ferma les yeux, un sourire serein sur les lèvres. Doucement, sa peau se couvrit de plumes noires lisses et soyeuses. Un murmure déçu agita les pirates derrière elle et des rappels à l’ordre furent aboyés. Ca la fit rire. ‘
Pourquoi tu ris, femme !?’ ‘
Tu vas mourir y’a rien d’drôle !’ ‘
Ca, c’est drôle’ répondit-elle en regardant les superstitieux par-dessus son épaule. ‘
Je suis une fille de Manman dlo et tu m’dis que je vais mourir ?’ ‘
On a attiré des requins pour toi, harpie !’ se vanta le capitaine. ‘
Comme offrande à la Mère pour épargner notre fier bâtiment !’ Ca la fit rire aux éclats alors qu’elle rebondissait légèrement sur la planche, joueuse et sans peur. ‘
Tout ça parce que je suis une femme et que je vous ai menti ! Vous êtes bien peureux pour des pirates sans peur et sans pitié.’ Elle leur fit face. ‘
Vous sacrifiez une des filles bien-aimées de Manman dlo et vous espérez sa protection ? Chacun de vous sera perdu avant d’avoir aperçu la terre !’ promit-elle avec un sourire cruel et dérangeant au milieu de ses plumes. La magie sorcière donnèrent vie à ses paroles, s’inscrit dans chacun des marins qui la regardaient avec une horreur toute sincère ; ses doigts touchaient légèrement la baguette, juste assez pour que la magie agisse. Elle n’attendit pas leurs réactions, sauta en arrière, yeux rivés sur la mer qui montait à sa rencontre. L’eau coupa ses liens et sa tunique sans difficulté puis la propulsa en avant, bien trop rapidement pour que les requins affamés, attirés par les carcasses ensanglantées, ne soient un véritable danger. Tillie, libre de ses entraves humaines pour la première fois de sa vie, rit aux éclats en sautant au-dessus des vagues.
[traduction créole gwada. Sé grès Kochon ki tjuit kochon : C'est la graisse du cochon qui cuit le cochon / On n'est jamais mieux trahi que par les siens.]1934 - Ses mains griffues s’accrochèrent au filet, tentèrent de défaire les noeuds, de les couper, de se
libérer. Le filet raclait contre la coque, celle-ci la blessant, à racler ainsi contre ses plumes et sa peau, malgré tous ses efforts pour s’écarter, s’échapper avant que ce soit trop tard- le filet s’échoua sur le pont. Echouée dedans, Tillie observa les humains autour d’elle qui criaient leur surprise et aboyaient des ordres. C’était étrange d’entendre des voix humaines, cela faisait plusieurs mois à présent qu’elle était en mer. On la libéra finalement et Tillie s’élança vers le bastingage. Une sirène l’attrapa au vol et ne la lâcha pas peu importe à quel point elle se débattit. ‘
NOn !’ Sa voix se cassa, usée par la mer et le manque d’exercice. Après un coup de griffes dangereusement proche de son oeil, la sirène la jeta à terre avec un rugissement. Sonnée, un sort la rendit immobile avant qu’elle n’ait le temps de faire quoique ce soit. ‘
Qu’est-ce qu’on a là ?’ intervint une voix étrangement satisfaite. ‘
Une merrow, cap’taine’ répondit quelqu’un. ‘
Hybride, sinon on l’aurait pas attrapé. Diablement rapide, ces bêtes-là’ ajouta une autre voix. ‘
Une merrow, dans ces eaux chaudes ?’ s’étonna la capitaine en la regardant de haut. Tillie la foudroya du regard. La capitaine lui sourit, un sourire dangereux et complice. ‘
Ca t’intéresse une place sur un des navires légendaires ?’ La sang de merrow ouvrit de grands yeux. Elle avait entendu parler des navires légendaires, bien entendu qu’elle en avait entendu parler. Son précédent bateau, la Grâce des Mers, était sorcier, les légendaires navires pirates étaient revenus plus d’une fois dans les conversations ; avec autant de peur que d’envie et d’admiration. Alors Tillie se racla la gorge, une fois, deux, et répondit d’une voix rauque. ‘
Oui.’ Le capitaine la libéra du sort et fit un large mouvement avec son tout aussi large tricorne. ‘
Bienvenue sur le Voilier, fille de merrow !’
1935 - ‘
Epouse-moi ?’ Tillie se figea et se tourna lentement vers Juan. Celui-ci était toujours sur le lit, dans la chambre d’auberge de Tortuga aux tâches suspectes sur le plancher, et la regardait avec un regard tendre. Elle fronça les sourcils et finit d’enfiler sa tunique. Il avait visiblement décidé d’être bizarre aujourd’hui. Elle ignora ses battements de coeur soudainement devenus irréguliers. ‘
T’épouser ? Pourquoi ?’ Elle-même ne savait pas ce qu’elle pensait du mariage. Une formalité pour deux personnes qui s’aimaient ? Un contrat avantageux pour deux individus ? Les mariages étaient bons pour les gens des terres, les marins étaient mariés à la mer. Un mariage entre deux marins, ça ressemblerait à quoi ? Toute à ses interrogations, elle ne s’attendait pas à la sincérité qui résonna dans la voix de Juan. Juan qu’elle connaissait depuis quelques jours seulement, Juan qui avait tout de suite attiré son regard, Juan qui l’avait fait réagir comme l’adolescente de Gwada et non comme la pirate redoutée qu’elle était devenue, Juan qui ne semblait jamais dépassé par la situation, jamais surpris, vogant sur le courant instable de leur vie. ‘
Parce que ces derniers jours ont été extraordinaires et que je n’ai pas envie de te revoir que dans un an. Je veux rester à tes côtés et le mariage est un bon moyen d’arriver à mes fins.’ Il souriait, malicieux et provocant, malgré sa sincérité. Tillie croisa les bras et haussa un sourcil. ‘
Tu veux m’emprisonner à tes côtés ?’ ‘
Non, l’inverse’ avoua-t-il et elle ouvrit de grands yeux, surprise de sa franchise. Les pirates n’étaient pourtant pas très francs, ni même romantiques - si ça pouvait être considéré comme romantique. ‘
Et je ne pense pas que tu perdes au change’ lui sourit-il de ce charmant sourire, complice et confiant et désinvolte. ‘
Je suis un formidable amant après tout’ se vanta-t-il. Ca la fit rire, cette arrogante vantardise. Non qu’il ait tort. Elle s’approcha du lit, toujours debout, bras croisé, à le regarder de haut. ‘
Et je devrais t’épouser parce que tu es un bon amant ? Tu n’es pas le seul’ s'amusa-t-elle en penchant la tête sur le côté, ses mèches et tresses balayant ses épaules. ‘
Non’ sourit-il, toujours aussi arrogant ‘
parce que m’épouser est une nouvelle aventure et que tu es une exploratrice et un pirate avant tout. Mon coeur ne serait-il pas un unique trésor à gagner ?’ Elle éclata de rire. Il n’avait pas tort. Ca ne voulait pas dire qu’il avait raison. Elle s’accroupit à la tête du lit, bras sur le matelos, face à face. ‘
Un nouveau trésor et une nouvelle aventure, hm ? J’ai l’impression que tu offres ton coeur en appât pour avoir ce que tu veux.’ Il se pencha vers elle, regard pétillant alternant entre ses lèvres et ses yeux. ‘
Ca marche ?’ Elle rit de nouveau. Décida de se jeter à l’eau, métaphoriquement parlant pour une fois, et de plonger dans cette nouvelle aventure, vers ce nouveau trésor, à l’aveugle. Pourquoi pas ? Elle aimait bien Juan. Peut-être même pourrait-elle apprendre à l’aimer. ‘
Oui’ murmura-t-elle avant de l’embrasser. Sa tunique retourna bien vite dans le coin opposé de la chambre.
1937 - Tillie Salvador, nouvellement maîtresse d’équipage de la Cantatrice, balaya du regard le pont. Mains sur les hanches, un sourire satisfait aux lèvres, elle nota les matelots à leurs postes et ceux qui profitaient d’un vent clément pour se dorer la pilule, elle nota Juan et son second, Sander, faire l’inventaire des armes, nota Isges qui tenait la barre, nota Toril sortir de ses quartiers, un compas à la main. Elle tourna les yeux vers la proue et sourit en y voyant la grande silhouette de Leif aux côtés de Sveið. Elle inspira profondément l’air vif et froid des mers du nord et chassa le léger regret qui la prenait toujours lorsqu’elle regardait les nuages. Des années auparavant, elle avait volé à travers un ciel bleu, aux côtés des oiseaux et de l’humidité surprenante des nuages blancs. Elle était alors seule, songea-t-elle en retournant son regard vers son mari. Juan releva la tête, comme sentant son regard, et lui lança un clin d’oeil. Le coeur gonflé de bonheur, aux côtés d’un homme aimant et fidèle, d’un équipage qui la respectait, de collègues qui l’appréciaient, Tillie laissa sa tête tomber en arrière et expira. Elle était bénie par Manman dlo de pouvoir vivre une telle vie ; remplie d’aventures et de trésors.
1938 - Juan était mort. Juan était mort, à cause d’un canon ennemi, parce qu’il était resté à bord avec un cambusier, parce qu’il n’était pas allé dans la mêlée avec elle, parce que- Juan était mort, il était mort, il était mort, MORT ! Tillie s’effondra. Hurla et pleura et ragea et la mer répondit à sa détresse. Les vagues scélérates, qui menaçaient déjà, répondirent à son appel ; balayèrent ce pont ennemi, meurtrier ; emportèrent tout sur leur passage ; malmenèrent les deux équipages sans distinction. Tillie ne cessa de hurler, de pleurer, de rager, et sa fureur agita la mer. Le bateau, déjà lourdement touché, ne résista pas. De cet équipage, il n’y eut aucun rescapé, de ce trésor, tout fut perdu. Du son équipage à elle, celui sous sa protection, sous sa responsabilité, il n’y eut aucun mort supplémentaires - pour ceux que cette manoeuvre si risquée, si coûteuse, avaient épargnés.
[…] - Juan était retourné à Manman dlo, retourné dans ses bras couverts d’or et son royaume de perles et de trésors à ne plus savoir qu’en faire. Une digne retraite de pirate. Tillie n’arrivait pas à s’arrêter de pleurer. Elle avait faillit se noyer, ne parvenant à retenir sa respiration correctement alors que ses larmes formaient un nouvel océan, que la boule dans sa gorge l’étouffait. Elle se serait noyée si Toril ne l’avait pas forcé à retourner sur la Cantatrice, certainement. Elle aurait préféré. Les mots devenus moqueurs dans ses souvenirs de la vieille Solange résonnèrent dans son esprit. ‘
Tu aimeras si profondément que la mort de ton aimé sera la tienne. Ne donne pas ton coeur au premier venu. Tété doubout sé pou on tan.’
Trop tard, lui répondit-elle une décennie après,
trop tard. Mon coeur est mort et je me noie à l’air libre.[...] - Tillie restait la maîtresse d’équipage de la Cantatrice. Le capitaine n’était pas heureux d’avoir perdu le trésor convoité mais il se contenta de lui donner un avertissement. Juan était aimé. Il était mort. Elle l’avait vengé. Elle était sa femme. C’était son droit, son devoir, son honneur. Elle restait maîtresse d’équipage. Elle fit donc son devoir. Reconnut la nouvelle autorité de Sander et Leif, tous deux ayant perdu leurs mentors durant la manoeuvre, et les traita comme des égaux. Vide. Elle était vide. L’étincelle de vie qui l’avait animé jusque là avait été soufflé. Et malgré le vide dans son coeur, dans son âme, malgré cela, les larmes continuaient de couler à chaque rappel de feu son mari.
Tillie la Pleureuse, weeping Tillie. Nouveau surnom, nouvelle identité, nouveau tout. Elle n’était plus Salvador, comme elle n’avait plus été Laville depuis bien longtemps. Elle n’était plus que
weeping Tillie.
[...] - C’était une simple démangeaison au départ. De plus en plus dérangeante au fil des jours. Alors qu’elle survivait et que son coeur était mort. Que son amour pourissait en elle et qu’elle ignorait la nécessité de faire son deuil, d’avancer. Elle ne voulait pas avancer. Juan avait son coeur et Tillie n’avait pas l’intention de lui dire adieu. Son mari avait son coeur et le lui rendrait quand elle rejoindrait Manman dlo à son tour. En attendant elle survivrait sans coeur. Le vide, pourtant, fit naître une nouvelle chose. Une démangeaison ; dérangeante. Des quintes de toux, répétitives ; douloureuse. Une feuille. Un pétale. La colère de Skaistè lorsque Hakkon lui rapporta ce qu’il avait vu. Tillie se contenta d’acquiescer à ses recommendations et sa violente inquiétude. Sourit lorsque Skaistè lui prédit sa mort prochaine, outragée de son manque de réactions. ‘
Je sais.’ Son regard, vide, terriblement vide, vide comme le vide dans sa poitrine qui se remplissait d’une abomination insidieuse qui se nourrissait de son amour pourrissant et de son chagrin si infini, son regard se tourna vers l’horizon et son sourire fut un spectre moqueur de ce qui avait été et aurait pu être. ‘
Une vieille femme me l’a déjà dit, il y a dix ans de cela.’ Le chatouillis dans sa gorge fut soudain, sans qu’elle ne puisse se préparer, et une quinte de toux lui déchira la gorge. Elle sentit le goût métallique envahir sa bouche, autour du fin intrus qui cherchait sa liberté et semblait si intrusif dans sa gorge. Le pétale était joli, éclatant, d’un jaune rayonnant malgré la souillure écarlate. Tillie le jeta dans le vent, espérant qu’il irait se perdre en mer. Espérant que, avec les précédents, ils formeraient une passerelle qui la mènerait à son amour lorsque Manman dlo la rappelerait à son tour en son sein. ‘
C’est quoi comme fleur ?’ grogna Skaistè. Cela amena un nouveau spectre de sourire sur les lèvres tâchées de sang de Tillie. ‘
Une cempasuchil. Comme le veut la tradition mexicaine.’ La tradition du peuple de Juan. Et peut-être que, comme la légende le racontait, un colibri viendrait un jour la saluer. Le jour où elle vomirait des fleurs entières, peut-être. Skaistè la regarda longuement en silence avant de retourner rejoindre le capitaine. ‘
Malade d’amour’ lui annonça Skaistè ‘
condamnée’.
1940 - Leif était porté disparu. Des jours durant ils avaient cherché les quais, le port, la ville, en vain. Isges avait décidé d’appeler un légendaire à l’aide et Tillie avait appuyé sa décision. Elle appréciait le doux caractère de Leif et il lui était déjà arrivé de passer de longues soirées avec Sveið et lui. C’était reposant, parfois, de ne pas avoir à se battre pour le respect qui lui était dû. Qui lui était montré, avant la mort de Juan. Sans compter que Toril était une amie. Elle la voyait, parfois s’arrêter pour regarder à la proue, comme s’attendant à y trouver la silhouette géante de son meilleur ami. La douleur constante de ce vide terrible qui n’avait jamais disparu, des tiges envahissantes et feuilles coupantes qui poussaient dans ses poumons l’empêchaient de prendre le parti de Sander quand bien même l’équipage deviendrait vite agité. Leif aussi faisait partit de l’équipage et il ne quitterait jamais Toril ou la Cantatrice sans un mot. Ils resteraient donc.
[...] - Le Solitaire les rejoignit finalement, au moment où les moldus faisaient tomber le feu du ciel. La ville était en flamme, le Solitaire sévèrement touché, et ils n’avaient pas avancé leur recherche de Leif. Malgré la fébrilité montante des matelots, Isges ne changea pas d’avis. Encore moins à présent qu’ils devaient aider leurs camarades du Solitaire, piégés par leur faute. Les voici donc coincés dans le fog londonnien au milieu des bombes.